Il y a cent ans, Jaurès entrait au Panthéon
À chaque cérémonie de panthéonisation de personnalités — les résistants Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay en 2015, Simone et Antoine Veil en 2018, Maurice Genevoix en 2020, Joséphine Baker l’année suivante, Mélinée et Missak Manouchian cette année — on est toujours saisi d’une émotion lorsque les cercueils remontent la rue Soufflot vers ce temple républicain dédié aux Grands hommes — et aux Grandes femmes. Ce cérémonial semble parachever le destin de ceux qu’on honore et entre aussi, parfois, pour lui-même dans l’Histoire de France. C’était le cas pour Jean Moulin, dont la cérémonie le 19 décembre 1964, reste marquée par la péroraison d’André Malraux pour le chef de la Résistance. C’était aussi le cas pour Jean Jaurès quarante ans plus tôt. Aujourd’hui, on célèbre le centenaire de cette panthéonisation, dont on peine à imaginer l’ampleur.
Divergences avec les Communistes
Les photos de l’évènement, le 23 novembre 1924, sont rares, mais la cérémonie, qui dépasse ce que l’on pourrait imaginer, a minutieusement été rapportée dans la presse et évidemment par La Dépêche dans laquelle Jaurès signa tant d’articles et d’éditoriaux.
Si la panthéonisation du député du Tarn — apôtre de la paix qui tenta d’empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale jusqu’au prix de sa vie le 31 juillet 1914 — paraît aujourd’hui évidente, elle donna pourtant lieu à de vives polémiques à l’époque. En 1924, le Cartel des gauches au pouvoir voit dans le 10e anniversaire de la mort du tribun l’occasion de s’offrir un symbole en le faisant entrer au Panthéon. Qu’importe que Jaurès ait fait part un jour à Aristide Briand de son souhait de reposer dans « un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne », plutôt que dans un sinistre caveau du Panthéon, la décision est prise… et divise à gauche. Les Communistes sont furieux et crient à la récupération. Dans L’Humanité du 23 novembre, Paul Vaillant-Couturier signe un article cinglant dénonçant « Le deuxième assassinat de Jaurès ». « Jaurès tombé au service d’un prolétariat qui voulait la paix, n’appartient pas plus à M. Renaudel qu’à Herriot. Par sa légende et par sa mort, c’est à la Révolution qu’il appartient », écrit-il en interpellant les mineurs de Carmaux et d’Albi qui devaient porter le cercueil.
La Dépêche du 24 novembre raconte comment les Communistes, qui ont décidé de suivre un itinéraire alternatif à celui du cortège officiel, ont distribué des tracts dans les quartiers populaires de Paris et les communes ouvrières suburbaines pour marteler que « les soutiens du Bloc des gauches ne peuvent qu’outrager la mémoire de Jaurès. » L’autre fausse note vient des Royalistes qui avaient multiplié les affiches hostiles.
L’émotion des mineurs de Carmaux
Qu’importe, là aussi, face à une cérémonie attendue, notamment par les mineurs. « En arrivant à la Chambre, nous rencontrons des mineurs de Carmaux. Nous causons avec l’un d’eux », écrit La Dépêche, la veillée funèbre se déroulant à l’Assemblée nationale. « — Je n’oublierai, jamais ce jour, nous dit-il. Si vous saviez comme nous sommes fiers de porter les cendres de Jaurès. — L’avez-vous connu ? — Tous ceux qui sont ici l’ont connu et aimé. Souvent il venait nous voir à la mine. Et l’homme prononce alors, gravement ces mots, en beau patois des terres méridionales : Ero pas un défensour per nous aoutris, èro un amic. Ainsi nous parla le mineur de Carmaux. C’est lui qui a exprimé les sentiments de la foule immense… »
« Ceux qui ont pu suivre d’un bout à l’autre les diverses phases de cette cérémonie pathétique, simple et grandiose en garderont un souvenir ineffaçable. L’hommage que le peuple de Paris vient de rendre à Jaurès a dépassé, en effet, tout ce que l’on aurait pu imaginer », écrit Jacques Bonhomme dans La Dépêche.
« La veillée d’abord, toute de recueillement et d’émotion contenue. Quand le cercueil, drapé de noir et de violet, est saisi par ses neuf porteurs, seuls les amis du premier degré et les personnages officiels sont là pour le recevoir en quelque sorte des mains des mineurs de Carmaux que Jaurès a tant aimés et qui, jusqu’au bout, monteront une garde fidèle, presque farouche, autour de sa dépouille. Ils ne l’abandonnent pas encore à la foule et à l’immortalité qui est désormais son destin ; c’est une cérémonie de famille. Mais le peuple de Paris est là qui l’attend, sur le quai voisin. Quand le cercueil apparaît, avec sa magnifique escorte de fleurs, une immense acclamation retentit « Vive Jaurès ! » La même qui salua son cadavre, un soir où il fut assassiné. C’est l’affirmation solennelle qu’un homme comme celui-là ne peut pas mourir, puisqu’il vivra éternellement dans le cœur des hommes. »
« Vive Jaurès, vive la paix, vive Herriot »
Après la veillée au Palais Bourbon, le cercueil entame son chemin vers le Panthéon dont la coupole disparaît dans la brume, fend une foule immense où se mêlent socialistes, radicaux ou républicains, qui saluent le cortège par des « Vive Jaurès, vive la paix, vive Herriot ».
« Nous voici devant le catafalque du Panthéon illuminé par des torchères de bronze et où le nom du grand disparu se détache en lettres d’or. Au-dehors la foule se tait, contemplant la statue du tribun qui semble lui adresser une suprême harangue. […] La cérémonie est terminée. Jaurès va dormir son dernier sommeil, dans le temple de la Gloire, à côté de cette École normale où se sont façonnés son cerveau et son cœur, au centre de la Ville Lumière dont son génie reste l’un des flambeaux. »
À lire, « Jean Jaurès, un siècle au Panthéon » . Les Éditions de La Dépêche. 100 pages, 14,90 €
(Article paru dans La Dépêche du Midi du samedi 23 novembre 2024)